La transformation digitale de la banque de détail
La transformation digitale de la banque de détail
Acteurs entrants, régulation renforcée, nouvelles attentes des clients: la banque de détail doit revoir son modèle opérationnel pour s’adapter à un marché en pleine mutation et préserver ses capacités de croissance. La transformation digitale est au cœur de ce défi. Les banques ne manquent cependant pas d’atouts et Hugues Delcourt, CEO/Administrateur-Délégué du Groupe BIL, nous explique comment la doyenne des banques luxembourgeoises a choisi de se tourner vers le futur plutôt que de regretter le passé.
Gérard Hoffmann, Président & Administrateur délégué de Telindus Luxembourg, nous a confié - dans son interview pour le magazine U&US- que le secteur de la finance était appelé à connaître une révolution industrielle comparable à celle vécue en son temps par le secteur manufacturier, la mutation étant facilitée par la transformation digitale qui joue un rôle comparable à celui tenu jadis par la machine à vapeur. Le digital constitue-t-il à vos yeux le déclencheur d'une révolution ou est-il davantage porteur d’une évolution naturelle ?
Plutôt qu’une révolution, je vois dans l'émergence du digital une évolution qui s’inscrit dans une tendance établie de longue date, marquée par des apports technologiques qui ont transformé le secteur bancaire, comme ont pu le faire le télex, le téléphone et le fax. Cependant, à la différence de ces avancées, le digital accélère considérablement cette évolution et nous assistons à une adoption massive par nos clients des appareils, des applications et des technologies numériques en général. Si les apports technologiques d'hier ont progressivement modifié nos façons de communiquer et d'effectuer certaines transactions, la vitesse à laquelle le digital s'impose est exponentielle. Nous suivons de près l'évolution de nos canaux numériques et, chaque mois, c'est à une véritable explosion des chiffres à laquelle nous assistons!
Nous devons adapter nos modèles de distribution en conséquence, notamment dans la banque de détail qui reposait jusqu'ici sur un maillage géographique d'agences bancaires. Le digital a une influence indéniable sur le format de ces points de contact physique avec la clientèle que sont nos agences. Cependant, si le numérique complémente le mode de distribution traditionnel, il ne le remplace pas. La véritable révolution, c’est sans doute du côté de l’expérience client qu'il faut la chercher : la simplification de la relation avec sa banque étant au cœur des attentes du client. Aujourd'hui, la simple juxtaposition de plusieurs canaux de distribution – le modèle multicanal - ne suffit plus. Depuis peu, une approche dite "omnicanal" pousse à refaçonner et personnaliser l’expérience client. Il nous faut non seulement prendre en compte les différents canaux ainsi que la communication qui s’établit par leur biais, mais aussi veiller à qu'ils ne fonctionnent pas en silos; les différents canaux doivent être au contraire interconnectés les uns avec les autres afin de rendre l’expérience client aussi fluide que possible. Nous n'en sommes qu’au début de cette transformation mais cela promet d’être aussi passionnant que révolutionnaire!
La banque de détail doit s’engager dans un vaste processus de transformation pour s’adapter aux nouvelles caractéristiques de son marché. Outre l’optimisation de l’expérience client, les efforts doivent porter en priorité sur la mutation du modèle économique et commercial, la refonte des processus opérationnels et l'adaptation des modes de fonctionnement internes. Etes-vous d'accord avec cette assertion? Si oui, quels chantiers la BIL a-t-elle entrepris et quelles transformations envisage-t-elle d'opérer à terme ?
Je suis tout à fait d’accord avec cette analyse et le premier des chantiers que la BIL a entrepris - ou entreprend parce qu'il s'agit d'un processus évolutif - c’est précisément l’adaptation de son réseau d'agences.
Au Luxembourg comme ailleurs, la banque de détail demeure une banque de proximité. Il est donc important que les clients puissent "voir et toucher" leur banque. Toutefois, avec la montée en puissance du digital et l'évolution des interactions entre la banque et ses clients, le concept des agences est en train de changer. Désormais, l'agence devenue "cashless", où la sécurité se fait plus discrète, devient un lieu de rencontre privilégié, un espace de dialogue avec le client plutôt que d'exécution d'opérations et de transactions, lesquelles peuvent aujourd'hui être effectuées de manière très conviviale par l'intermédiaire d'un ordinateur, d'un terminal mobile ou de l'une des machines installées à l’entrée des agences.
A l'image du transport aérien, nous avons mis en place des "flow managers" qui accueillent nos clients et les orientent vers les points de contact les plus adaptés, que ce soit des chargés de clientèle, des guichetiers ou des automates. Nous avons également instauré des coins "écolage" destinés à former nos clients aux nouveaux moyens d’accès aux services bancaires.
La digitalisation des processus bancaires, et notamment l’entrée en relation, est une autre dimension très importante de la transformation que vit la banque de détail. L’entrée en relation est la première interaction entre la banque et son client, mais ce processus pourtant fondamental est souvent le plus mal géré par les banques. Il s'agit plus souvent d'un parcours du combattant que d'une promenade de santé, ce qui porte préjudice au développement d'une bonne relation future avec le client.
L'alliance stratégique entre les technologies de l'information et les services financiers, qui a accompagné une dématérialisation amorcée de longue date, trouve aujourd'hui son expression dans l'émergence du secteur FinTech. Les nouveaux entrants nés de cette rencontre représentent-ils une menace pour l'industrie financière, une rupture bienvenue susceptible de dynamiser les activités ou des francs-tireurs qui finiront par rentrer dans le rang en intégrant les institutions établies ?
Je pense que beaucoup de banquiers craignent les FinTech. Dans une certaine mesure, on peut leur donner raison puisqu’un bon nombre de ces nouvelles entreprises ont l'ambition de "désintermédier" les banques, c'est-à-dire de les déposséder de leur rôle d'intermédiaires pour certains types d'opérations et de transactions financières. Il peut ainsi sembler logique de la part d'une banque de vouloir se prémunir contre les conséquences de l'émergence des FinTech. Mais je considère cependant que c’est la mauvaise attitude à adopter face à un phénomène inéluctable. Il faut au contraire tenter de comprendre les FinTech et considérer d’un point de vue positif ce que ces nouvelles entreprises peuvent apporter au secteur bancaire. C'est seulement en adoptant une telle attitude que nous bénéficierons des avantages ce que peuvent nous apporter ces nouveaux acteurs.
J'entrevois trois manières de coopérer avec les FinTech. La première réaction que se doit d'avoir un banquier, en tant qu'homme d'affaires, c’est de considérer que les FinTech représentent une opportunité pour lui, puisque qu'il s'agit d'entreprises intéressantes - du moins celles qui réussiront – qui auront besoin de support bancaire comme n'importe quelle société dans le monde.
La deuxième façon d'aborder les FinTech, c'est de coopérer avec elles pour intégrer une partie de leur proposition de valeur à la nôtre. Un bon exemple en est la startup luxembourgeoise DigiCash avec laquelle travaille la majeure partie des acteurs de la place. Un autre exemple, c’est celui de Simple, une entreprise active dans le Personal Finance Management et que la banque espagnole BBVA a rachetée l'année dernière: En faisant cette acquisition, BBVA s'est dotée d'une offre qu'elle ne possédait pas – ou qu'elle n’avait pas développée de façon aussi efficace – afin de renforcer sa propre attractivité vis-à-vis de sa clientèle. BBVA a bien compris qu’il lui fallait embrasser l’opportunité et intégrer la proposition de valeur de Simple plutôt que d’essayer d’endiguer le raz-de-marée.
Enfin, les FinTech peuvent aider à rendre plus efficients un certain nombre de processus bancaires. Il en va ainsi des paiements internationaux qui souffrent d'une certaine lenteur et coûtent relativement cher. Ce processus peu efficace est souvent source d’erreur. Ce qu'une société telle que Ripple Labs propose est une véritable révolution par rapport aux systèmes de paiements internationaux qui avaient cours jusque-là. A la BIL, nous restons très attentifs aux initiatives de ce genre: nous avons pris la décision de nous tourner vers le futur plutôt que de regretter le passé, c'est une question de survie.
D'autre part, je suis impressionné par les sommes colossales – jusqu'à 240 millions de dollars en une seule semaine! - qui sont investies dans le secteur des paiements internationaux. C’est passionnant mais aussi inquiétant parce que, toute tentation réactionnaire mise à part, cet engouement peut engendrer un phénomène de bulle. Soyons clair: toutes les startups FinTech ne parviendront pas à se développer et à survivre, d'autant plus que nous évoluons dans une industrie réglementée, ce qui implique des coûts et des délais.
Quand on tente de réglementer, un certain nombre de choses sont à mettre en place: il faut que les acteurs du secteur discutent, comprennent, encadrent. Cela prend du temps et le temps c’est de l’argent. D’un autre côté, il faut mettre en place des garde-fous, tant pour les FinTech que pour les banques qui s’y associent. Là aussi, cela représente des coûts que toute société ne peut assumer.
Finalement, je ne crois pas du tout à l’investissement dans les FinTech par les banques. Pour une banque, la meilleure manière d’aider une FinTech, c’est de devenir son client. Le secteur bancaire, enraciné de longue date dans le paysage économique – la BIL fondée depuis 1856 - a certainement des choses à apporter aux FinTech: il est donc très important d'entretenir le dialogue. Les banques peuvent en outre offrir aux FinTech une plateforme pour démontrer la validité de leurs produits et solutions. Pour moi, plutôt que d’investir dans le capital de ces sociétés, c’est vraiment là que se situe le rôle d’une banque.
Comment évaluez-vous l'impact de la transformation digitale sur les autres métiers d'une institution financière à vocation universelle que sont la banque privée et la gestion de patrimoine, la banque d'entreprise et les activités sur les marchés financiers ?
Il est vrai que lorsque l'on pense digital, c'est la banque de détail qui vient immédiatement à l'esprit, et c’est normal: tout le monde a un compte en banque et l'on se réfère souvent à ce que l'on connaît le mieux. Mais en réalité, l’impact du digital ne se limite pas au métier de la banque de détail.
Il en va ainsi pour la banque privée sur laquelle le numérique a un fort impact. Les innovations en matière de "Robo Investing", par exemple, sont en train de façonner la banque privée de demain. Ce n’est pas un sujet facile mais il nous passionne, la banque privée étant avant tout une affaire de relation entre un gestionnaire et un client: il y a énormément de choses que nous ferons différemment demain afin de consacrer cette relation à des sujets à haute valeur ajoutée. Avec l'avènement du "Robo Investing", il y a beaucoup de process en matière d'investissements qui ne se feront plus dans le cadre d'une relation de personne à personne. En revanche, pour ce qui relève de la structuration, il va être très compliqué de remplacer l’interaction entre un "wealth structurer" et le client qui aide ce dernier à se poser les bonnes questions, ce qui est très souvent le cas dans la banque privée. C’est dans l’écoute et dans l’échange qu’un client va réussir à exprimer véritablement ses attentes, où il veut finir sa vie ou ce qu'il veut faire dans la sphère caritative. Tout cela, vous ne pouvez pas le digitaliser. Alors, jusqu’à ce que l’on porte l’intelligence artificielle à un tel niveau de sensibilité, voilà où se situe le cœur du métier de la banque privée de demain, et l'on pourra y consacrer d'autant plus de moyens qu'un certain nombre de tâches seront accomplies avec le support du numérique.
La banque d’entreprise vit également des changements en profondeur avec l'émergence, notamment, du "peer-to-peer lending" ou avec le développement d'une société telle que Finexkap dans le domaine de l’affacturage. Aux Etats-Unis, une entreprise comme Kabbage, société de crédits pour PME - quelque chose que nous pratiquons beaucoup au Luxembourg - prête de l'argent sans la moindre intervention humaine. Son processus de calcul et d'octroi de crédits est entièrement automatisé.
Ce n'est donc pas seulement dans le domaine de la banque de détail que nous observons des changements conséquents, pas plus que ceux-ci ne se limitent au front office. Le digital exerce son influence et modifie en profondeur tous les métiers et tous les processus de la banque.
Quels atouts le Luxembourg peut-il faire valoir pour attirer des acteurs innovants du secteur FinTech et quelle place peut-il prendre dans la transformation digitale du secteur financier à une échelle européenne, voire internationale ?
Je considère que les atouts du Luxembourg, régulièrement mis en avant, vis-à-vis des investisseurs ou des grandes fortunes, demeurent très efficaces. Je pense en particulier aux possibilités de dialogue avec les différents acteurs, que ce soit le régulateur, le gouvernement ou le pouvoir législatif. L’écosystème des banques, des cabinets de conseil et des avocats représente également un atout pour le secteur FinTech, même s'il ne lui est pas spécifique.
Ce qui est particulièrement intéressant au Luxembourg, c’est le fait que le pays a rapidement fait le choix d’embrasser les innovations plutôt que d'adopter une attitude de défiance à leur égard. J'en prends pour exemple les monnaies virtuelles qui, très vite, ont été dotées d'un cadre réglementaire. C’est une position qui n'est pas adoptée par tous les centres financiers: l'attitude de Londres et de Hong Kong est plutôt empreinte de laisser-faire.
La position du Luxembourg, qui consiste à analyser, accepter pour ensuite réglementer, nous convient très bien parce que nous partageons la même philosophie. Nous faisons le choix d'embrasser toutes ces entreprises innovantes tout en restant conscients des risques. Mais ne dit-on pas aujourd’hui du Bitcoin ce que l’on disait d’Internet il n'y a pas si longtemps de cela, à savoir qu'il n'est utilisé que par les délinquants sexuels et les escrocs?
La volonté de réglementer revêt donc une importance particulière. L’acquisition de la société Coinbase par New York Stock Exchange, dans le but de créer le premier échange de Bitcoin réglementé aux Etats-Unis, semble montrer que cette façon d’aborder le sujet est valide et que le succès à long terme du secteur passera précisément par un encadrement et une réglementation pour assurer le bien-fondé et guider le développement de ces nouveaux acteurs.
En plus de cela, le Luxembourg jouit d'un avantage considérable qu'il doit au "passeport unique" européen, lequel permet aux prestataires de services financiers établis légalement dans un État membre de l'UE, de fournir leurs services dans l'ensemble des États membres sans autre autorisation préalable. Aujourd’hui, des FinTech arrivées à un certain niveau de maturité sont attirées par ce que le Luxembourg peut leur offrir afin de comprendre la façon dont elle peuvent évoluer dans un environnement réglementé et, à partir de cette "plateforme Luxembourg", s’aventurer plus loin eu Europe.
Et c’est là une véritable niche pour le Luxembourg. La possibilité pour les FinTech de lever des financements n’est pas le plus grand atout du Luxembourg: Londres, Hongkong ou encore les Etats-Unis sont en effet mieux placés pour cela. Néanmoins, beaucoup de gens au Luxembourg se penchent sur les opportunités offertes par ces entreprises. Il va se passer des choses passionnantes dans les mois et les années à venir, j’en suis persuadé. On ne lèvera jamais autant de capitaux au Luxembourg que dans les places que je viens de citer mais nous ferons beaucoup mieux que ce que nous parvenons à faire aujourd’hui et je suis convaincu que nous connaîtrons des succès que nous n’imaginons pas aujourd’hui.
Enfin, la dernière dimension sur laquelle le Luxembourg doit travailler, c’est sa capacité à attirer des talents. Le pays souffre d'une pénurie de profils à la pointe de la technologie qu'il ne produit pas en assez grand nombre et qu'il doit donc importer. Sur ce point, il faut rejeter toute attitude fataliste et s'interroger plutôt sur les moyens de créer une dynamique vertueuse, tout en restant conscients que nous ne pouvons pas tout à fait rivaliser avec les attraits des grandes places mondiales.